Alix Paré Vallerand & Marion Desjardins
Textes
photos
Lumière Bleue, 2h24
autour de moi, 10h22
autour de moi
le 13 avril 2020
la fin de mon monde
se déroule en pyjama sans sous vêtements
je suis ce pantin sans visage
placé sur mon bureau
prêtez moi des traits et lentement je me construis
j’enregistre votre visage du matin
vos yeux dans le même orbite
c’est l’appartement des autres qui m’habite
votre faïence particulière
je souhaite m’étendre sur votre catalogne
fumer les même cigarettes
que vous pour tousser
en montant la rue Ste-Claire
je m’improvise plante de salon
mon esprit fragmenté
pénètre votre cafetière
je sculpte et je crisse aux vidanges
un melting pot de villes en ruines
de gens en ruines
il y a presque un an
j’écrivais sur la
destruction de la pointe
de Notre-Dame-de-Paris
j’imaginais le bruit du bois brûlé
d’une carcasse centenaire
maintenant il n’y a plus d'oligarques pour nous sauver à coup de milliards
seulement des petits poèmes en prose informes pleins de petites omissions
Désinfectant, 13h14
House by the railroad, 15h18
lundi de Pâques
pluie sur Québec
qui fera fondre la neige
je n'ai ni paletot ni bottes
je ne sortirai pas aujourd'hui
parce que la pluie
n'existe pas
je prendrais bien
une douche
parce que le temps n’existe plus
j'envie ceux qui font un boulot
où on leur offre des fleurs
que l'on m'offre un bouquet
que je ferai sécher
pour le suspendre aux portes
comme des rameaux
c'est plus fort que moi
je dois tout sacraliser
même ma commode
est devenue un autel
et moi une madone enroulée
dans sa couverture bleue
ce midi le premier ministre
portait un relief de cernes
sous les yeux
la ministre Blais
avait une voix de thérémine
les nouvelles en continu
ont contaminé ma fiction
je t’imagine vivant dans un manoir
comme celui qui illustre
le mois d'avril de mon calendrier Edward Hopper
House by the Railroad - le nom de la toile
en prenant soin d’y inscrire la date
de notre résidence de création
pour l’archive ou pour me convaincre que les jours font encore sens?
sommes-nous devenues des toiles de Hopper
abandonnées dans cette solitude merveilleuse?
la ville nous traverse
nous appartenons
au bruit de la rue
au klaxon du train de nuit
aux conversations de passants
aux fils électriques dans nos champs de vision
Les Soeurs, 16h29
Everyday Château, 19h27
depuis le début du confinement
j’ai pris l’habitude d’aller sur la terrasse Dufferin presque tous les jours
everyday Château
j’y observe Lévis dont je ne connais pas grand chose
sauf le fort no.1
le soleil sur la pointe de l'Île d’Orléans
vu de la terrasse
me flabbergaste à chaque fois
les drapeaux canadien lèchent l’air
nous sommes en territoire fédéral
autrefois touristique
maintenant désert
Google Maps estime
que nous sommes à
distance de pointillés
tracés sur le fleuve
au bout du trajet de la 1
et ensuite bateau
en bas les digues cèdent
et l’eau reprend son droit sur la ville
je suis ce corps qui s’abandonne sur la balustrade
je me sens mal d’aimer mieux le porte conteneur rouge
là-bas sur le fleuve
je suis plus attirée par la présence de l’humain
que par la nature
je suis ce stupide cône orange
laissé à l’abandon dans les bosquets
en bas de la terrasse
je m’en excuse
Gouttelettes sur tourelle, 20h35
la monarque du coin, 23h09
cette deuxième photo
les arbres nus sous la pluie
si on l’observe de près
on dirait un brasier
tisons étincelles
sentir la guimauve
soudain c’est la St-Jean
personne ne fête
dans la rue vidée de ses entrailles
la nuit devant la tourelle
sous les réverbères cette femme dit :
«je suis allée sous la pluie pour sentir ma chair»
elle ressemble à cette chienne dégoulinante rendue aveugle
son surnom : la monarque du coin
on l’évite dans l’espace public
parce que trop lucide
dans son delirium tremens
elle connaît les secrets du quartier
la forme intime des arbres leur ombre portée au sol
on dit qu’elle dort sur un banc de parc
qu’elle empale les hommes
dans des clôtures en fer forgé
bien sûr pleut à chaque fois
qu’elle s’exécute
cette histoire est absolument vraie
elle est arrivée à ma narratrice
une sorte de Marie-Josephte Corriveau des temps modernes
elle appartient maintenant au passé
aux récits des autres
Lys, 2h01
cette plante grasse, 11h30
mon amie Myriam l'horticultrice
m’a conseillée de noyer mes plantes
attendre que la terre soit sèche
pour ensuite les arroser goulûment
on dit que cette plante est intuable
pourtant c’est possible
de tuer un être vivant
n’importe lequel
je ne suis pas spécialiste
l’autre jour j’ai tué
cette bouture en provenance de mon employeur
ce n’était pas une langue de belle-mère
mais une plante qui pousse vers le bas
le genre de plante qui paraît bien sur écran
une plante grasse qui aime la lumière diffuse
j’ai souhaité la sauver
la glisser dans un verre d’eau
en faire un symbole
de ma mise à pied temporaire
c’était Pâques et elle est restée flétrie
Priscilla,
Pâques 2020, 14h37
maneki-neko, 15h54
le 14 avril
gros soleil
il vente à en avaler
le gravier déposé
dans les rues
par la Ville tout l’hiver
c’est presque la fin de notre résidence
tu m’envoies une photo de ta tirelire
je ne possède pas de petit cochon
mais une tirelire de chat porte-bonheur
un maneki-neko qui me salue de la patte gauche
je l’ai acheté l’an dernier
dans le quartier chinois de Montréal
c’était l’automne la dame répétait :
«cash only»
j’avais dû stopper dans un ATM
me sortir de l’argent
ce chat coûtait probablement trop cher
pour assouvir ma fiction
23 dollars pour être plus précise
j’ai une pensée pour le quartier chinois vide
depuis la crise
je salue les petits chats tirelires
et leurs amis bibelots sans dieu ni maître
je suis étendue dans mon lit
mon chat Mitaine
s’avance vers moi
pose la patte
sur mon bras
comme un chat chanceux
c’est sa manière de demander
qu’on lui ouvre la porte
mon rideau de velours bleu ondule
on entend du reggaeton sortant d’un char dans la rue
j’ai hâte qu’on lave les rues à grandes eaux
que la Ville replace les bancs
du parc sur le Boulevard Langelier
j’aimerais y passer l’été
à la limite entre St-Roch et St-Sau
à observer le va et vient
des voitures montant ou descendant Langelier
retenir le noms des pompiers morts
affichés sur le mémorial
je pourrais inventer
des audioguides
sortes de parcours
poétiques dans la ville
en voix off:
c’est ici sur le boulevard Charest coin SignaÏ
qu’Alix a rencontré Valérie et Paul
à deux mètres de distance
le soleil se couchait sur la basse ville
c’est toujours compliqué de décrire le coucher de soleil
sur la basse-ville
sans sonner comme dans un mauvais poème
avec sa voix de Duras Valérie a dit :
«Regarde la lumière»
Alix a pointé le condo-hôtel en construction près de chez eux
elle a lancé:
«Vous allez pouvoir vous promener nus sans rideau plus longtemps»
insérez ici un bruit de cymbales
Valérie et Paul sont retournés chez eux manger du take out
c’était une journée de confinement comme les autres
sur la basse-ville de Québec